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François Dosse: « Sartre était la figure incarnée de l’intellectuel prophétique ». Une rencontre signée Bernard Roisin.

François Dosse: « Sartre était la figure incarnée de l’intellectuel prophétique ». Une rencontre signée Bernard Roisin.

Avec « La saga des intellectuels français », l’historien et épistémologue François Dosse dresse le portrait de la France des idées et de ses principaux acteurs, de la fin de la Guerre à la chute du Mur…

L’ouvrage monumental qui tient en deux volumes de François Dosse et intitulé La saga des intellectuels français 1944-1989, désormais disponible en poche, relate les secousses qui ont bousculé la France de l’après-guerre – de l’héritage de la collaboration en passant par la guerre d’Algérie ou le triomphe d’une gauche convertie au libéralisme – au travers de ses grandes figures intellectuelles, abordant au passage autant l’univers de la philosophie que de l’histoire ou de la sociologie.

Ce livre-monde des idées se révèle une passionnante histoire de la France de la pensée, et du sens que ce pays à donné à la notion d’intellectuel, comme nous l’explique l’auteur de cette passionnante somme.

 

Le terme intellectuel français ne serait-il pas un pléonasme ?

(il sourit) Intellectuel n’a rien de français, au sens où cette définition a une portée universelle. Mais il est vrai qu’il y a une place particulière des intellectuels dans l’histoire française. L’hypothèse que j’avancerais, c’est qu’ils ont pris au XVIIIe siècle, la fonction et la charge traditionnellement dévolues aux clercs.

Une autre raison, c’est l’affaire Dreyfus, moment où du qualificatif, le terme intellectuel est devenu un substantif et que l’on a stigmatisé de manière péjorative les intellectuels : l’intellectuel étant, selon leurs adversaires antidreyfusards, celui qui était incapable d’émotions, de sensibilité, un être sec et froid.

 

Les intellectuels seraient-ils dès lors devenus les nouveaux saints de la République laïque ?

(il rit)  Il est  vrai que  la première figure  dominante en 1945, lorsque l’Europe, la France se libèrent de la barbarie nazie, est l’intellectuel prophétique, figure incarnée à la Libération par Jean-Paul Sartre, l’existentialisme, la  revue des Temps modernes, et les personnalités qui gravitent autour; une constellation qui sera critiquée véhémentement comme étant justement une espèce de religion de substitution par Raymond Aron dans L’opium des intellectuels; Aron y verra une espèce de divinisation du rôle universel de l’intellectuel, du rôle de l’histoire qui s’accomplirait dans un sens particulier, d’une téléologie historique qui incarnerait de cette façon l’intellectuel dit prophétique.

 

 « Prophétique », renvoyant également à la religion …

Exactement. Alors que Raymond Aron pour sa part thématise plutôt une autre posture, qui est celle du spectateur engagé, engageant justement sa rationalité à essayer de comprendre le temps présent et de le décrypter.

Cette croyance prophétique qui est l’objet de ma Saga des intellectuels, s’est effondrée dans la deuxième moitié du XXe siècle : impossible de penser cette téléologie après le nazisme, après le fait que dans le pays sans doute le plus cultivé, le plus créatif du monde à l’époque, l’Allemagne, on ait vu triompher la barbarie, et donner lieu à un génocide.

 

Quelle est pour vous la différence entre un intellectuel et un philosophe ?

Il y a une proximité très grande, évidemment, mais je ne les confondrais pas. Les philosophes sont, par principe, des intellectuels, mais le terme intellectuel est beaucoup plus large. Cette question a donné lieu à de nombreux débats.

Michel Serres dit pour plaisanter que la différence entre intellectuels et manuels, c’est que l’intellectuel se lave les mains après avoir pissé, contrairement au manuel qui se les lave avant, pour ne pas tacher son pantalon. (rires)

Étant historien, je dirais que l’intellectuel est celui que la société reconnaît comme intellectuel.

 

Ce qui frappe dans cette saga, ce sont les revirements dont sont sujets nombre de ces intellectuels. Finalement les plus fidèles à leur pensée, sont me semble-t-il Camus et Castoriadis.  Ce qui ne signifie pas qu’ils soient figés dans leur pensée …

Effectivement, vous citez Camus et Castoriadis auxquels il convient d’ajouter Raymond Aron. Ces revirements tiennent aux déceptions de ce que l’on croyait ici et là comme un paradis terrestre en train de se constituer au travers du communisme. Certains qui étaient très engagés dans cette sorte de croyance dans l’histoire et dans son sens, ont rompu avec elle à des périodes différentes, Camus y compris, puisqu’il fut membre du Parti communiste algérois.

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Mais Albert Camus a ouvert les yeux sur ce qui se passait à l’Est plus tôt que les autres, ce qu’il a payé d’un certain prix lorsqu’il a publié L’homme révolté.

 

Les nouveaux philosophes ne regrettent-il pas quelque part de ne pas avoir connu la guerre ?

En tout cas, ils font table rase de leurs croyances, maoïstes pour la plupart d’entre eux : que ce soit André Glucksmann, Bernard-Henri Lévy ou Jean-Paul Dollé.

Ils ont battu leur coulpe. Et sur le plan philosophique, ils ont produit quelque chose, et je rejoins Deleuze sur ce point, qui n’est pas très sérieux sur le plan de leur thèse, au contraire de leur autocritique.

 

Du ready-made philosophique ?

Oui, ils ont lancé la figure de l’intellectuel médiatique, de l’instant, celui qui n’approfondit pas les questions, qui porte des jugements d’évidence, qui va mettre simplement l’émotionnel à la place de la rationalité.

(Photo by Eric Fougere/Corbis via Getty Images)

 

François Dosse : La saga des intellectuels français 1944-1989. Tome I : à l’épreuve de l’histoire (1944-1968) Tome 2 : L’avenir en miettes (1968-1989) – Folio

Interview : Bernard Roisin, journaliste free lance

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